CAHIER n°71

Gérard Vallet,

Livre de raison de Louis et François Thévenon, serruriers à Montbrison (1782-1846),

Le serrurier et l’historien
Préface
Le travail de Gérard Vallet que nous présentons ici est la publication, accompagnée d’un appareil critique – introduction, notes et conclusion – du livre de raison tenu à Montbrison, à partir de 1782, par un serrurier, Louis Thévenon, et continué, avec de longues interruptions chronologiques, par son fils François, jusqu’en 1846.
Vous avez dit : « livre de raison » ?
« Livre de raison » ? Employez l’expression autour de vous et vous verrez : vos interlocuteurs vous demanderont probablement de quoi vous parlez. L’expression est peu employée, peut-être parce que les livres de raison sont relativement rares et que leur étude n’a été envisagée comme un « objet historique » que depuis la fin du XIXe siècle.
Un livre de raison est, à l’origine, un « livre de comptes », registre comportant aussi des notations à caractère familial ou local. Tenu par le père de famille, il constituait un aide-mémoire pour l’auteur, mais était aussi destiné à renseigner ses héritiers en indiquant à la fois les événements familiaux – les grandes dates de la vie et de la mort – et les événements patrimoniaux - l’acquisition, la gestion, la vente des éléments du patrimoine. Rien de codé ni d’obligatoire.

C’est une habitude, un moyen de se souvenir, peut-être de renseigner le notaire lorsqu’on a recours à lui, par exemple dans une succession. Fréquemment, un même livre de raison se transmettait de génération en génération, chaque chef de famille le tenant à son tour. Le contenu pouvait, outre les comptes et les événements strictement familiaux, être extrêmement varié - maladies, médicaments, recettes de cuisine, entrées en apprentissages, voyages - et pouvait inclure la mention d’événements extérieurs, de même que, à la fin de leur registre paroissial annuel, les curés de paroisse mentionnaient parfois une épidémie ou une catastrophe naturelle ayant affecté leur village …
Les plus anciens livres de raison remontent au XIVe siècle. Le plus ancien connu est celui de Jean Blaise, négociant, conservé aux Archives de Marseille (1313-1337). Ils sont assez nombreux aux XVIe et XVIIe siècles. Ceux qui sont parvenus jusqu’à nous intéressent toutes les catégories sociales, à l’exception des couches populaires. L’intérêt historique des livres de raison a été reconnu dès la seconde moitié du XIXe siècle, principalement en ce qui concerne l’histoire rurale. Plusieurs dizaines ont été publiés à partir de cette époque, souvent par des sociétés savantes. Un recensement - encore incomplet - de ceux qui sont conservés dans les archives et les bibliothèques publiques a été entrepris en 1954, et a permis d’en repérer plus de 1 200. Beaucoup d’autres appartiennent à des archives familiales privées et, de ce fait, sont inconnus ou difficilement accessibles.
Le livre de raison de Louis Thévenon
Le livre de raison de Louis Thévenon possède pour nous un triple intérêt :
- Il est le livre de raison d’un Montbrisonnais, conservé dans les archives de la Diana. Or le cas est rare. Aucun autre livre de raison d’un Montbrisonnais n’a encore été publié.
- Il est le livre de raison d’un artisan serrurier. La plupart des auteurs de livres de raison sont des gentilshommes, des marchands, des hommes de loi, parfois des prêtres, rarement des artisans.
- Il est un livre de raison de la fin du XVIIIe siècle : or, la grande époque des livres de raison est le XVIIe siècle. On en a relativement peu pour cette époque qui est celle des journaux intimes - on passe du nous au je.
Louis Thévenon a rédigé son livre de raison sur un « livret de compagnon » dont l’en-tête était imprimé : sa première page nous a servi d’illustration pour la couverture de ce cahier de Village de Forez. Louis Thévenon avait fait son apprentissage de serrurier à Paris. Il avait été admis et enregistré comme compagnon de la Corporation des « Maîtres serruriers, taillandiers, ferblantiers, maréchaux-ferrants de la ville de Paris » le 14 février 1779. Lorsqu’il revient, s’installe et se marie à Montbrison en 1781, l’ancien livret lui sert de livre de raison et l’ancien support nous donne, de plus, des renseignements précieux sur sa période et son lieu d’apprentissage. En 1789, le registre de la taille et du vingtième de Montbrison nous indique que « le sieur Thévenon, serrurier », habitant avec « la Mouillaud, sa femme », est installé rue Saint-Jean, entre un aubergiste et un cloutier. Il paye 16 livres et 13 sols d’impôt foncier (la taille à laquelle s’ajoute la taille subsidiaire) , ce qui indique une assez bonne aisance.
Ce livre de raison est un texte court. Ses deux auteurs, le père et le fils, ne nous donnent pas beaucoup de détails. Mais il a le mérite d’exister, de constituer un matériau pour l’histoire. Et surtout, il a trouvé un historien capable de le faire parler, de lui faire rendre, si j’ose dire, tout son jus.
De précieux renseignements

Gérard Vallet a su, avec beaucoup de minutie, de ténacité et de sensibilité, tirer du livre de raison de Louis Thévenon tous les renseignements qu’il pouvait nous apporter : étude démographique, sociale, économique d’une famille dans la période qui va de l’Ancien Régime à la Monarchie de Juillet. Ce texte un peu austère, sans fioritures, reproduit dans sa présentation et avec l’orthographe originelle, nous apporte beaucoup : nombre d’enfants, âge au décès, taille de la famille, relations - appréhendées par l’étude des parrains et marraines - sentiments familiaux, tels qu’ils filtrent, lueurs incertaines, du texte lui-même. Nous entrons dans la vie d’une famille et dans la succession de ses membres. Or, c’est souvent ce que les historiens ont le plus de mal à appréhender : qui étaient, comment vivaient - et mouraient - nos ancêtres. Leçon d’humilité : une vie, toute une vie, laisse finalement bien peu de traces.
Un spécialiste des livres de raison
Gérard Vallet, qui m’a fait l’honneur et l’amitié de me demander cette préface, fait actuellement une thèse sur les livres de raison dont il est un grand découvreur. Il a en effet découvert récemment dans les archives de la Diana deux livres de raison inédits : celui de Louis Thévenon et un autre, tenu par le seigneur de Goutelas à la même époque. Nous publions donc ici le premier d’entre eux.
Gérard Vallet se définit volontiers, et avec un peu de malice, comme un « historien du dimanche » : on ne doit pas y voir, naturellement, une expression dévalorisante. C’est un clin d’œil d’historien à l’autobiographie de Philippe Ariès, le maître de toute une génération d’historiens de la population et de la vie familiale, historien de la mort aussi, scrutée à travers tant d’ouvrages. N’étant pas universitaire, Philippe Ariès se disait « historien du dimanche », sans doute en réaction à l’attitude de quelques « mandarins » qui l’avaient d’abord considéré d’un peu haut. Mais, étant devenu l’un des maîtres de l’histoire démographique et de l’histoire des mentalités, il avait retourné l’expression à son profit…
La trajectoire d’un historien forézien
Gérard Vallet, né en 1955, est issu d’une lignée forézienne enracinée à Rozier-Côtes-d’Aurec où il retourne régulièrement. Il a passé sa jeunesse à Firminy. Il a d’abord fait des études d’histoire ; puis il est entré dans l’administration du Trésor public. Mais le virus de l’histoire et de la recherche, dont on ne se débarrasse pas si facilement, continuait à agir. A 45 ans, il a repris des études et a fait, pour son plaisir, un DEA d’histoire sous la direction de Jacqueline Bayon, professeur à l’université de Saint-Etienne, avec un sujet de démographie historique : Mobilité et Société dans une paroisse rurale des monts du Forez au XVIIIe siècle : l'exemple d'Estivareilles étudiée à partir de ses registres paroissiaux, 1737-1790, (mémoire soutenu en 2001). Il termine actuellement une thèse sous la direction de la même historienne : Vie privée, vie publique en Forez et en Velay d'après les livres de raison et les Mémoires (XVIe-XIXe siècle).
Gérard Vallet est membre de la Diana dont il ausculte studieusement les archives. Depuis quelques années, amené par Gérard Berger, il est aussi devenu membre du comité de rédaction de Village de Forez et il participe très activement à nos Printemps de l’Histoire. Il habite Corbas dans le Rhône, où il est un membre actif de l’Association Mémoires corbasiennes.
Nous sommes heureux d’avoir déjà publié dans Village de Forez plusieurs articles de Gérard Vallet. Aujourd’hui les Cahiers de Village de Forez accueillent avec plaisir le livre de raison du serrurier … et son historien.
Claude Latta

Remerciements
Toute recherche historique est œuvre collective. Qui se veut historien s'appuie sur les travaux de ses devanciers qui ont jalonné la route (d'où l'importance de la bibliographie et des notes) et des chercheurs qui explorent, au même moment, les mêmes pistes ou des domaines voisins. C'est pourquoi je voudrais signifier ma gratitude pour les historiens cités dans la bibliographie (et tous ceux que je n'ai pas indiqués, car le domaine de l'écrit du for privé génère actuellement une recherche intense et une publication immense : ce petit livre n'était pas le lieu pour tous les citer), ainsi que plus anciennement à Pierre Goubert, Jean Delumeau, Nicole Lemaitre, Daniel Dessert, aux regrettés Jean Jacquart, Marcel Lachiver, et Robert Mandrou, et à mon maître Serge Dontenwill : par leur œuvre et leur enseignement, ils m'ont donné le goût de l'histoire moderne (une histoire totale, économique, sociale, culturelle et populaire) et à la démographie historique.
L'historien échange aussi avec les chercheurs qu'il rencontre dans les services des Archives et les sociétés savantes fréquentées, ainsi qu'avec les personnels et les responsables qui l'aident, le conseillent et deviennent souvent des amis. Je pense ici surtout, à l'occasion de la publication de ce livre de raison à la Diana, d'où il provient, et plus particulièrement, parmi beaucoup d'autres, à son secrétaire Philippe Pouzols-Napoléon (qui m'a obligeamment fourni le CD-ROM du livre de raison qu'il a publié sur la famille Thiollière), à sa bibliothécaire Claude Beaudinat, à Marie Chartre, Suzanne Pommier, Muriel Pichon, Robert Landon, André Dumas, Noël Gardon, Christophe Mathevot et Alain Collet, qui savent tous ce que je leur dois, à un titre ou à un autre, de même qu'à mes amis Alain Sarry, Jérôme et Sophie Sagnard, Stéphane Prajalas et Muriel Jacquemont.
Par la Diana, j'ai eu le bonheur de rencontrer le groupe de Village de Forez à qui j'ai donné quelques articles et je voudrais ainsi remercier les membres de son comité de rédaction, principalement Maurice Damon, Pierre Drevet, André Guillot, Pierre-Michel Therrat, Jo Barou, Pascal Chambon, Geneviève Adilon et Gérard Aventurier, en gardant pour la bonne bouche – et c'est le cas de le dire – Danièle et Claude Latta qui, depuis plusieurs années, m'accueillent convivialement lors du Printemps de l'Histoire et depuis peu... même de manière impromptue. Claude a aussi toute ma reconnaissance pour avoir bien voulu écrire une préface à ce petit livre.
Enfin, je n'aurai garde d'oublier ma femme et ma fille, mes fidèles secrétaires, Gérard Berger qui a permis que je m'agrège à l'équipe de la revue des Amis du Pays de Saint-Bonnet-le-Château et qui a publié mon premier article, et ma directrice de thèse Mme Jacqueline Bayon qui, si elle me voit trop peu souvent du fait des obligations du petit « historien du dimanche » que je suis, me manifeste cependant toute sa confiance en m'accordant la plus grande liberté (ainsi que messieurs Michel Depeyre et Philippe Castagnetti ses collaborateurs au sein de l'IERP, mon centre de recherche universitaire) et en me permettant d'accéder aux publications et aux Mémoires qu'elle dirige : j'espère ne pas la décevoir et terminer au plus vite maintenant ma thèse sur les livres de raison foréziens et vellaves dont cette publication se veut un simple hors-d'œuvre.

34 pages - Janvier 2010, format 21X29