CAHIER n°46

Hélène Moulin-Martinez,

Chronique forézienne d'une famille andalouse

Couverture : Sourcieux dessin tiré de Habitations modernes recueillies par E. Viollet-le-Duc avec le concours des membres du Comité de Rédaction de l'Encyclopédie d'architecture et la collaboration de Félix Narjoux, Paris, Morel éditeur, 1875
AVANT-PROPOS
A l’origine, ce petit livre devait se limiter à rassembler les souvenirs qu’Hélène Martinez a gardés de son séjour au château de Sourcieux, à Chalain-le-Comtal . Elle et sa sœur Josette y ont en effet été accueillies, en 1944, par Madame Balaÿ, comme l’ont été dans plusieurs familles foréziennes d’autres enfants stéphanois de milieux modestes au cours de la guerre de 1939-1945.
Et le lecteur trouvera effectivement dans ces pages, avec bonheur, la relation d’une année passée sous la bienveillante autorité de la châtelaine et de sa fille, l’originale mademoiselle George. Hélène nous dit le sentiment de joie étonnée qu’elle ressent à l’évocation de ce château de légende, de ses hôtes généreux, et d’anecdotes qui sont pour elle comme des « histoires de la comtesse de Ségur ». Le château, nous dit-elle, « c’est mon meilleur souvenir ». Et elle raconte…
Elle raconte… Et pour dire les raisons qui les ont, elle et sa sœur, conduites jusqu’au château, elle ne peut manquer d’évoquer d’abord d’autres souvenirs, ceux de sa vie d’enfant d’une famille d’immigrés espagnols. Souvenirs des faits et gestes de la famille Martinez qui vont occuper une grande place dans le récit : l’arrivée du père à Saint-Etienne en 1917, le travail à la mine, le regroupement des familles et le « ghetto » espagnol, ces gens qui « passaient par la maison » pendant la guerre d’Espagne, la vie de quartier et le racisme ordinaire, les convictions du père, la naturalisation, l’isolement nostalgique de la mère…
Bien entendu, les différences sont grandes entre la famille Martinez et la famille Balaÿ. L’une est étrangère, récemment immigrée, pauvre, et va de foyer en quartier populaire où l’on est « habitué à vivre les uns sur les autres » ; l’autre est implantée de longue date, vit au large dans son château, sur une terre forézienne qui lui appartient et qu’exploitent ses fermiers. Chez les Martinez, le père est manœuvre au service des entreprises qui l’emploient, et doit défendre sa place ; chez les Balaÿ, on est servi, on emploie des domestiques. Hélène a bien retenu la formule rituelle, et éloquente, qui annonce l’heure du repas : « Madame est servie. »
Deux classes sociales sans mesure commune : la petite Hélène saisit, ici ou là, le détail comparatif qui en dit long : « une cuisine immense, trois fois notre appartement ! » Elle sait de quel côté elle se trouve : lorsqu’il y a réception au château, elle préfère prendre le repas avec les domestiques, avec lesquels elle se sent plus à l’aise.
Sourcieux apparaît alors comme une parenthèse enfantine, courte et enchantée, dans une histoire familiale, longue et difficile. Le séjour d’Hélène au château et sa vie au sein de sa propre famille n’ont rien de semblable, et les deux récits qu’elle en fait pourraient apparaître étrangers l’un à l’autre. Et pourtant, quand Hélène évoque, au château puis chez elle, des événements, quand elle observe des manières de faire ou brosse des portraits, les deux situations se répondent, comme dans un écho déformé. Sourcieux a compté dans l’histoire d’Hélène : l’image qu’elle a gardée de son séjour a contribué, par contraste, à sa propre vision de son histoire familiale, et particulièrement de son intégration. Arrêtons-nous sur trois exemples :
- La sépulture. Les Balaÿ, témoins vivants de leur enracinement, a noté avec surprise Hélène, enterrent les générations de leurs morts dans la crypte de leur propre chapelle. Chez les Martinez, elle fait dire à son père que « nous, on mourra ici, je me fais pas d’illusion, pas en Espagne ». Devoir être enterré hors de son pays d’origine est ressenti comme un renoncement : « L’Espagne, c’est fini, c’est foutu. » Mais prévoir et accepter de mourir en France affiche en revanche la volonté de commencer une autre histoire : « On mourra ici, et les enfants continueront sans nous, mais en France toujours. »
Même sans chapelle ni prétention généalogique, décider qu’on aura sa sépulture là où on vit n’en apparaît pas moins comme la perspective nécessaire et symbolique d’intégration au pays d’accueil.
- L’école. Pendant leur séjour à Sourcieux, les deux sœurs fréquentent l’école privée du village de Boisset. La bonne Madame Balaÿ, qui dispose d’une bibliothèque, grande et bien fournie, fait lire les deux sœurs, et leur assure un attentif et efficace soutien scolaire. Chez Martinez, on ne connaît que deux livres, qui occupent cependant une grande place : la Bible, que lit le grand-père maternel, et Fils du peuple, de Thorez, que lit le père… Hélène, qui, à Saint-Etienne, va à l’école laïque des frères Chappe, doit attendre le soir, à l’heure où la nombreuse famille est au lit, pour disposer d’un peu d’espace et de calme et faire son travail scolaire, sans aide bien entendu. Pendant ce temps, son père « lisait son livre ».
Quelle influence a joué Madame Balaÿ ? Hélène a, comme sa soeur, apprécié ses compétences pédagogiques et a vu se renforcer, auprès d’elle, son désir d’apprendre. « Je pense, nous dit-elle, que c’est avec elle que j’ai pris le goût de la lecture ». Et, malgré la grande distance qui sépare les niveaux sociaux des Balaÿ et des Martinez, Hélène, impressionnée par la bibliothèque du château « avec plein de livres », n’était pas moins, comme ses frères et soeurs, admirative de son père, parce que, parti de rien, il avait voulu s’instruire. Son père, « non seulement, a appris à lire le français par l’intermédiaire de ses enfants, mais a fait de nous, par sa volonté, des citoyens français à part entière. Il a tout fait dans ce sens-là. »
Hélène ne saurait mieux dire combien l’instruction, et particulièrement l’entraînement à la lecture et à la pratique de la langue du pays d’accueil est à ses yeux un indispensable moyen de relation et un passage obligé vers l’intégration sociale.

La place des femmes. Le père, dans le récit d’Hélène, occupe une place majeure : c’est lui qui décide de travailler en France et d’y faire venir les siens, et voudra que sa famille devienne française. Déterminé, actif, le père est admiré par ses enfants. La mère, elle, vit avec sa nombreuse progéniture dans la « colonie espagnole », où se recrée tant bien que mal l’ambiance du village natal. Parlant mal et peu le français, « elle s’est difficilement adaptée à cette nouvelle vie… elle est restée enfermée chez elle, avec ses gosses » ; elle n’a pas de relation avec l’extérieur. Hélène ne nous livre aucune description physique de sa mère.
L’image que nous donne Hélène des dames Balaÿ, mère et fille, est évidemment tout autre. Deux femmes cultivées, connaissant et pratiquant les bonnes manières. La mère, « exactement la châtelaine qu’on avait vue dans nos livres », veuve, règne sur ses gens et sur la maisonnée ; la fille, célibataire, « très distinguée et sûre d’elle », se prénomme George, porte le pantalon, conduit un tilbury, fait du vélo, jardine, et exerce un métier en ville. La description d’Hélène abonde en superlatifs d’admiration pour ces deux « dames ». Elles représentent, chacune à leur manière, la culture, l’indépendance, la modernité.
Hélène nous confie que « gamine », à la différence de sa mère, elle voulait « être française, je voulais pas être espagnole ». Le lecteur trouvera dans son récit de quoi se convaincre qu’elle a puisé auprès des dames de Sourcieux quelques convictions qui l’ont aidée à atteindre son objectif.
Le père, lui, rapporte Hélène, s’était intégré « facilement » à la vie en France, par le travail et la fréquentation de ses collègues ouvriers français. Elle ajoute qu’« il était marqué à l’encre rouge parce que c’était un gars de gauche ». Mais c’est une autre affaire : ce n’est pas dans les châteaux qu’on apprend à devenir syndicaliste…
Maurice Damon

1 - De la mer à la mine page 7
Mon père le communiste 8
La naturalisation 10
Ma mère la catholique 12
Fourneyron, la vie de quartier 13

2 - Sourcieux, la vie au château 15
Un château dans le brouillard 15
A l’école 18
Mademoiselle George 19
Les domestiques 20
Le vélo de mademoiselle Georges 20
Les jouets, un mirage 21
Le grand et le petit salon 22
La prière du soir 23
La pouponnière de Bel-Air au château 23
Première communion à Boisset 24
Monsieur Serge 26

3 – Après la vie de château 28
Le travail 28
Mes frères et sœurs 29
La voisine d’à côté 29

Annexe : Sourcieux et le souvenir de la famille Balaÿ par Marie Grange 31